L'intelligence artistique: une chimère et une vérité
L’intelligence artistique : une chimère et une vérité
Article rédigé par Dhia Eddine Ben Youssef
A l'occasion de la participation de l'auteur au colloque international "Intuition et intelligence dans les arts", organisé par l'institut supérieur des beaux-arts de Sousse, mars 2019
Introduction
Créer une œuvre d’art est bien évidemment un travail artistique exigeant à la fois une maitrise parfaite des outils techniques, et une solide formation en la matière. Et pourtant, tous ces atouts ne semblent pas être suffisants, si l’inspiration n’est pas présente, à en croire les paroles et les témoins unanimes des artistes venus des quatre coins du monde. Et cette inspiration se confond parfois avec ce qu’on appelle l’intelligence artistique, qui est un autre concept pédagogique, utilisé surtout pour désigner cette habileté bien imperceptible, qui n’est pas équitablement partagée entre toutes les personnes.
Alors, à travers un jeu de mots conceptuel, on se trouve face à une combinaison non détachable qui constitue l’essence même de la création artistique en général. Ce qui est évident, nous ne prétendons pas que nous allons dévoiler le mystère de ce diptyque intelligence/inspiration, ou si vous voulez intelligence/intuition, qui ne possède jusqu’à nos jours aucune explication scientifique satisfaisante ; mais la démarche méthodologique que nous allons adopter fait appel à deux champs disciplinaires bien différents : la pédagogie et la création artistique proprement dite. Et c’est à travers ces domaines-là, que nous essayons de vérifier cette interaction mutuelle entre l’intelligence et l’inspiration.
I. comment définir l’intelligence artistique
D’un point de vue pédagogique, l’intelligence artistique (musique, théâtre, peinture et autres) fait partie de ce qu’on appelle l’intelligence abstraite, puisqu’elle traite de problèmes abstraits (Fournier, 1999, p. 42). Et c’est le même type d’intelligence qui se caractérise par les trouvailles de nouvelles idées, de nouvelles conceptions ; et donc qui s’engage dans le processus de la création et de l’imagination.
Dans ce contexte, la notion de l’intelligence est alors employée pour formuler celle de l’aptitude à penser, à créer, ou bien à construire une représentation mentale (Mazy, 2011, p. 97-98). L’imbrication conceptuelle « intelligence et aptitude » pourrait être alors justifiée par ce que pourrait suggérer une signification commune entre ces deux termes, à savoir la capacité à accomplir une telle ou telle chose.
Toutefois, dans son ouvrage intitulé l’esprit et la pensée, le philosophe et essayiste indien Jiddu Krishnamurti a affirmé que « l’intelligence n’est pas l’aptitude au maniement habile d’arguments, de concepts, d’opinions contradictoires - comme si les opinions pouvaient donner accès à la découverte de la vérité, ce qui est impossible - mais elle consiste à se rendre compte que la mise en actes de la pensée, en dépit de toutes ses capacités, de ses subtilités, et de l’activité prodigieuse qu’elle ne cesse de déployer, n’est pas l’intelligence. » (Krishnamurti, 2003, p. 1).
Cette citation illustre bel et bien que l’intelligence est systématiquement différente de l’aptitude, ou de l’habileté à créer. Car, la pensée, l’imagination et le processus même de la création artistique, tout cela peut être représenté comme étant au-delà de l’intelligence proprement dite, et ne peut pas être considéré comme tel. Ce qui dévoile la question de l’absence d’une véritable explication scientifique, ou du moins socioculturelle du phénomène érigeant l’analogie entre l’intelligence et l’intuition.
Toutefois, on trouve dans le nouveau dictionnaire de la langue française de 1868, que le concept de l’intelligence est reliée à l’entente de certains effets, au talent, et au gout (Poitevin, 1868, T. 2, p. 105).
Cette situation problématique de la conceptualisation de l’intelligence face à l’aptitude, ou plus particulièrement au don, s’adjoint ainsi à la notion de connaissance cognitive. Car, comme il l’a affirmé Jean-Yves Fournier, on ne peut pas parler d’intelligence sans connaissance ; au contraire, la connaissance ne peut pas forcément indiquer l’intelligence (Fournier, 1999, p. 43). A partir de ce raisonnement paradoxal, on peut dire que l’intelligence artistique, dite abstraite, ne peut pas être saisie sans le recours au talent, ou à l’aptitude à créer, laquelle se considère unanimement comme un don inné.
Dans cette perspective, si le don est vraiment inné -ce qui n’empêche néanmoins son développement, et on parle alors du constructivisme de l’innéisme (Charles Hadji, 1992, p. 61-63), on ne peut pas présager l’innéisme de l’intelligence artistique, ou même sa véritable existence (Changeux, 1998, p. 172). De ce fait, notre problématique est de savoir si c’est légitime de parler de l’inspiration, à l’ombre de l’intelligence artistique, et si cette dernière pourrait s’adapter au principe de l’innéisme, ou au contraire à celui du constructivisme ?
II. l’intelligence artistique et l’approche pédagogique
La création d’une œuvre d’art s’exécute à travers un processus complexe de cognition qui s’interprète comme la concrétisation d’un model mental (Borillo, 1996, p. 19). Dans ce processus, intelligence et talent ne font qu’un seul élément intellectuel qui intervient à un moment donné de tout le processus de la mise en œuvre de ce model mental. Conséquemment, la notion de l’intelligence n’est pas toujours indépendante de celle du talent, au moins dans le domaine des arts. D’ailleurs, si l’on prend les propres termes d’André Tricot, disant que « l’intelligence désigne simplement la capacité d’adaptation d’un système biologique à son environnement » (Tricot, 1999, p. 5), le don ne fait que stimuler cette adaptation, en touchant à la fois le jugement esthétique qui valorise l’œuvre d’art, et le savoir-faire créatif, essentiel à toute étape de la conception de l’œuvre.
Quoique la notion du don est pédagogiquement intolérable (Hadji, 1992, p. 65), celle de l’intelligence artistique est d’autant plus confuse, surtout lorsqu’on se permet de considérer que l’intelligence fait partie des capacités et aptitudes mentales innées. Dans ce cas-là, il est légitime de parler du don, surtout lorsque l’intelligence devrait être impliquée dans le processus de la création artistique.
Alors, on a vu que d’un point de vue pédagogique, l’intelligence artistique se considère toujours comme un symbole multivalent qui signifie, entre autres, le principe même de l’enseignement différentiel. Cela étant dit, il ne faut pas toutefois négliger l’opinion affirmant que « l’intelligence tue la créativité » (Morel, 2011, p. 26).
A partir de ces deux points de vue contradictoires, en plus de l’hypothèse indiquant l’inexistence de l’intelligence (Tricot, 1999, p. 6), toute suggestion de maintenir un lien réciproque entre l’intelligence artistique et le talent est légitimement acceptable. Il arrive cependant qu’au moment de la concrétisation de l’idée, la créativité fait simultanément appel à l’intelligence et à l’inspiration. Cette dernière notion est peut-être considérée comme la seule représentation de l’individualité créative (Morel, 2011, p. 16-21), où l’accomplissement de l’œuvre artistique ne serait pas seulement dépendant de la présence de l’intelligence et des outils techniques, mais aussi de l’interaction avec cette intuition, qui est à chaque fois différente d’un individu à un autre. Et cette même intuition, qui se considère d’ailleurs comme une qualité insurpassable, tend à ouvrir le champ des possibles dans le contexte de l’éducation à la créativité (Morel, 2001, p. 87). Car, même s’il s’agit d’un facteur trop spirituel pour être scientifiquement perçu (et je parle de l’inspiration), le fait de prendre en considération l’existence de l’intuition dans le domaine de l’éducation pourrait prendre des dimensions assez larges, pour étudier de plus près, et de façon particulière, la créativité de l’enfant dans le domaine des arts.
Cela implique également la coexistence du facteur de progression, cher aux pédagogues soutenant l’idée de Piaget, et celui de l’intuition ou plus généralement du don, nécessaire à toute personne ayant une vocation artistique.
De même, les deux notions respectives de l’intelligence et de l’intuition, ou plus précisément de l’inspiration sont absolument opposées, puisque la deuxième qualité s’exprime par le fait de trouver une idée ou de sentir un sentiment sans le moindre recours à la première qualité (Larousse). D’ailleurs, il faut noter que j’utilise les termes intuition, inspiration, don, talent indifféremment, tout en les disposant face à la notion de l’intelligence.
Alors, on peut poser la question suivante : « si l’intelligence artistique se voit glorifiée et privilégiée par la pédagogie différentielle, pourquoi alors la pratique des arts ne fait appel à cette notion que dans un second lieu ? ».
III. l’intelligence dans la pratique des arts
Cette opposition entre deux aptitudes intellectuelles différentes, à savoir l’intelligence et l’intuition (Fournier, 1999, p. 58), mais équitablement nécessaires à l’enseignement et à la pratique des arts, met en cause la confusion entre les différentes étapes de la créativité, et stimule en même temps l’idée de cette « réflexion sans raisonnement » qui décrit mieux la veine artistique ; et qui rend sa compréhension encore plus complexe et plus difficile à analyser, d’un point de vue scientifique. Car, comme l’a dit Fournier, ces deux qualités se complètent ; ce qui veut dire que l’idée de l’intuition sans raisonnement est d’autant plus souple à saisir, que celle de l’intelligence se servant de l’intuition.
Par conséquent, la compréhension ontologique de l’œuvre d’art fait appel à une démarche double : pour comprendre le processus de la créativité artistique, en partant de la cristallisation de l’idée génératrice abstraite jusqu’à sa concrétisation, il faut prendre en considération la dichotomie inséparable intelligence-connaissance, ou mieux encore intelligence-mémoire (Fournier, 1999, p. 43 & 53). Tout de même, la structuration d’une œuvre d’art ne dépend pas seulement de l’intervention de cette dichotomie, mais également d’une opération intellectuelle (Lusseau, 1929, p. 422-423), voire spirituelle qui se déclenche simultanément avec le processus créatif qui, à son tour, stimule cette réaction émotionnelle, qu’on appelle communément intuition ou inspiration.
Or, même si cette dernière notion pourrait avoir lieu dans le déroulement du processus créatif, il reste difficile de distinguer la phase purement dédiée à l’implication de l’intelligence (Lusseau, 1929, p. 423) qui consiste à se rappeler des connaissances et des outils techniques nécessaires à établir une spéculation primordiale de l’idée, de celle dédiée à l’intervention de l’inspiration proprement dite, qui rajoute la part de l’originalité et donne du caractère à l’œuvre d’art. Tout de même, il ne faut pas oublier l’importance de l’imagination qui combine les données requis des deux phases précédentes (la réminiscence des connaissances et le caractère propre) pour les transformer ensuite en une formule poïétique prête à la concrétisation.
Plus que personne, l’artiste accompli peut attraper cette idée qui, dans un sens figuré, tourne dans l’air, et qui ne sera dévoilée et valable que si l’inspiration est à son comble. D’ailleurs, il est bien clair que cette opération mentale est beaucoup plus délicate que de parler de l’intelligence pure accompagnant l’idée de la création. Car, en prenant en considération le jugement esthétique et la valorisation critique, l’intelligence seule ne peut donner une œuvre d’art complète, sans le recours à l’inspiration, et à plusieurs autres facteurs environnementaux, qui nourrissent à chaque fois la veine artistique.
Conclusion
Et c’est à partir de ce raisonnement-là, que nous pouvons remarquer que la création d’une œuvre d’art, ou plutôt la mise en acte d’un certain modèle mental se compose radicalement d’un chevauchement de plusieurs faits (y compris le surgissement de l’inspiration et l’intervention du complexe intelligence/connaissance), dérivés de la vie de tous les jours, de la connaissance académique, des tendances et des dispositions du Moi supérieur.
La pédagogie différentielle concrétise le don et l’innéisme par la notion de l’intelligence, tandis que la pratique de l’art exige l’intervention de celle-ci dans un second lieu.
Alors, même si l’inspiration est considérée depuis l’antiquité comme un don inattendu et surtout fortuit du ciel, la notion de l’intelligence ne doit pas être entendue comme une activité intellectuelle qui ressort inévitablement de l’individualité, ou qui ne peut être contrôlée par les variables extérieures (par exemple, apprentissage, progression éducationnelle, explication, simplification, …), mais elle est certainement une capacité mentale qui se nourrit de la connaissance, et de la pratique, et de l’effort émis par l’individu pour atteindre cette connaissance, décrite par Confucius comme la lumière de l’intelligence, qui nous permet de mieux connaitre le problème ou la situation à résoudre avant même la recherche active de la solution.
Bibliographie :
- Ouvrages :
-CHANGEUX, Jean-Pierre, l’homme neuronal, Hachette Littératures, 1998.
-CHARLIER, Henri, l’art et la pensée, D. Morin, 1972.
-FOURNIER, Jean-Yves, à l’école de l’intelligence : comprendre pour apprendre, Est Editeur, 1999.
-HADJI, Charles, Penser et agir l’éducation : de l’intelligence du développement au développement des intelligences, Esf Editeur, 1992.
-KRISHNAMURTI, Jiddu, L’esprit et la pensée, Librairie générale française, 2003.
-MAZY, Jules J., La pédagogie des quatre pôles, Socité des Ecrivains, 2011.
-MOREL, Maia, Vivre la créativité : réflexions sur l’éducation artistique en arts plastiques, Editions Peisaj, 2011.
-POUIVET, Roger, l’ontologie de l’œuvre d’art, Vrin, 2010.
-SOBIESZCZANSKI, Marcin, Elements d’esthtique cognitive, L’Harmattan, 2000.
- Articles :
-BORILLO, Mario, « création et cognition : l’art par ordinateur et au-delà », in Roy Ascott, Les cinq sens de la création : art, technologie et sensorialité, Editions Champ Vallon, 1996, p. 13-24.
-Lusseau, H., « l’inspiration et l’intelligence », in Biblica, vol. 10, no. 4, 1929, pp. 421–444. JSTOR, www.jstor.org/stable/42613795.
-TRICOT, André, « Problèmes et actualité du concept d’intelligence », in l’intelligence en débat, La Nouvelle Revue de l’AIS, 6, 1999.
- Dictionnaires :
-Dictionnaire de la langue Française, Librairie Hachette, 1874.
-POITEVIN, M. P. ? Nouveau dictionnaire universel de la langue française, tomes 1 et 2, Reinwald, 1868.
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